Wednesday, February 21, 2018

Gibson - ou comment gâcher une marque de légende

L'article fait une bonne réserve de clics pour pas mal de sites à l'heure actuelle, avec la même news qui n'en est pas une : Gibson est dans la merde. Ils n'ont plus de sous, et vont peut être mettre la clé sous la porte. 
Je suis tout à fait d'accord pour admettre que le Gibson bashing est un sport facile et qu'il revient à hurler avec les loups. Pour autant, je ne peux taire la frustration que provoque en moi l'état actuel de la marque, et il s'agit d'une gestion symptomatique de choix plus généraux dans le music business, un modèle qui a coulé Guitar Center et peut aussi avoir la peau de Fender d'un jour à l'autre. Je pensais donc qu'il était important de revenir sur plusieurs aspects de ce qu'on reproche à Gibson, et afin de prendre le contrepied de ce qui se dit souvent j'aimerais revenir sur des accusations qui tiennent plus des idées reçues que des arguments recevables.

"Le contrôle qualité chez Gibson est devenu n'importe quoi"
Alors oui mais non, le contrôle qualité chez Gibson a TOUJOURS été n'importe quoi, en tout cas au moins depuis le rachat par Norlin en 1965. J'ai vu beaucoup de Gibson considérées comme vintage qui étaient vraiment assemblées avec les pieds, avec des défauts évidents qui n'avaient d'ailleurs pas forcément de rapport avec la qualité sonore de l'engin.

"Gibson envoie les mauvaises guitares en Europe et garde les bonnes pour les États-Unis" 
Cette idée reviendrait à considérer que Gibson est mieux organisé qu'ils ne le sont. Il faudrait qu'ils aient un inspecteur en fin de chaîne qui sélectionne les bonnes et les mauvaises pour les envoyer à deux endroits différents. En réalité, on trouve des bonnes et des mauvaises Gibson partout. La différence, c'est que les États-Unis consomment beaucoup plus de Gibson, donc statiquement sur le lot il y en a plus de bonnes. En fait il y en a plus tout court.

"Gibson ne sait plus fabriquer de bons instruments"
Bien sûr que si, mais il faut aller les chercher au Custom Shop et dans les défuntes Made In Memphis et pas dans les séries US Nashville qui sont généralement d'une qualité assez inconstante.

"Gibson sortent des designs à chier parce qu'ils sont à court de bonnes idées"
Vous faîtes sans doute allusion à la Modern Flying V. Certes ce "nouveau" design est complètement pompé sur l'excellente Roswell de Jackson, mais de là à en faire la "guitare la plus moche du monde", il faut une bonne dose de mauvaise foi (et croyez-moi dans ce domaine je m'y connais). Ou bien juste vouloir choper des vues sur youtube avec des vidéos de réaction outrées sans aucun intérêt. Gibson a le même problème que toute marque historique : si ils se contentent de faire des Les Paul burst et des SG Standard, on leur reprochera leur immobilisme. En revanche, s'ils essaient de nouveaux designs, ils se feront allumer sous prétexte que ça n'est pas leur place. Dur.

"Les Gibson Custom sont trop chères" 
Pas forcément : fabriquer une Gibson coûte cher, entre la main d’œuvre américaine qui est loin d'être gratuite, les matières premières et la distribution. D'ailleurs, en tenant compte de l'inflation, on trouve des Les Paul bien moins chères à l'heure actuelle qu'en 1959. À l'époque, la Custom coûtait 395 dollars, plus 47 dollars pour l'étui. Total : 442 dollars, soit environ 4000 euros actuels. On trouve donc désormais des Les Paul moins coûteuses. Certes, elles sont forcément moins bonnes, puisque le coût de production a lui aussi augmenté (les salaires sont meilleurs, les matières premières sont plus rares) et que donc il faut bien rogner quelque part si le prix est moins élevé. Mais si l'on compare à une réédition du Custom Shop, finalement on n'est pas si loin pour une qualité équivalente.  
Difficile en revanche de dire le contraire pour certains modèles, en particulier des éditions limitées aux tarifs complètement délirants sans aucun rapport avec le coût de fabrication, dans une pure logique spéculative. Certains modèles signature du Custom Shop suivent cette logique (les '58 Slash par exemple, rien ne justifie le prix auquel elles étaient vendues à part leur rareté et l'aura de Slash), mais le plus grand craquage a été atteint avec la Orville Gibson Tribute Les Paul, un hybride douteux d'acoustique et de Les Paul vendu à plus de 100 000 euros (oui vous avez bien lu), et surtout la 20th Century Tribute, une archtop avec des petits dessins dessus annoncée à 1,7 millions. Le problème n'est pas qu'ils ne la vendront pas (il y a forcément un collectionneur qui craquera et ils le savent), mais l'image que ces excès donnent de la marque.

"De toutes façons tu prends une Epiphone et tu changes les micros c'est aussi bien"
 Toi par contre ta gueule, on t'a assez entendu.

"Le patron de Gibson est un dingue"
C'est pas faux. Henry Juszkiewicz a racheté l'entreprise en 1986 et l'a sortie de la mouise. On lui doit le troisième âge d'or de la marque dans les années 90 avec le lancement des Custom Shop par Tom Murphy, mais très vite, dans la grande tradition de la tragédie Shakespearienne, il est devenu accro au pouvoir et s'est mis à régner de façon dictatoriale sur l'entreprise. Aucune décision ne se fait sans son aval, et ses employés vivent dans la terreur à l'idée de dire ou faire quelque chose qui ne lui plaira pas. Le problème, c'est que sans contradicteur, Juszkiewicz prend des décisions aberrantes (l'idée d'avoir imposé les mécaniques automatiques sur tous les modèles en 2015 a coûté très cher à l'image de la marque) et en fait une affaire de fierté. On est avec lui ou contre lui, pas entre les deux.

"Gibson ne sont pas venus au NAMM parce qu'ils sont dans la merde" 
Pas forcément. Déjà, Gibson n'a jamais eu une présence énorme au NAMM. Il y a deux ans, ils avaient une petite salle cachée à l'étage au-dessus du salon principal, un espace très réduit occupé cette année par Guild. L'année dernière, la pièce était plus grande mais montrait autant de produits son grand public (enceintes notamment) que de guitares. Gibson a donc surtout choisi de concentrer sa présence au salon CES de Las Vegas quelques jours plus tôt, un salon qui intéresse beaucoup plus de monde et ne s'adresse pas qu'aux musiciens.

"Gibson force ses revendeurs à prendre telle ou telle guitare en stock" 
Là j'en sais quelque chose, c'est malheureusement vrai. Ils sont loin d'être seuls : beaucoup de grandes marques limitent le nombre de points de vente dans l'objectif de garder une image luxe et exclusive, et la sélection à l'entrée se fait souvent avec une contrainte de stock de départ et de stock minimum à garder au magasin en permanence. Gibson a poussé le vice encore plus loin en établissant une programmation sur l'année qui contraint à choisir son stock un an à l'avance, ce qui leur permet de faire valoir des guitares pré-vendues pour justifier d'emprunter de l'argent aux banques. Les éditions limitées ne sont pas comptées dans cette programmation puisqu'elles ne sont pas annoncées un an à l'avance, et se présentent alors sur le principe du "first come, first served", le premier qui dégaine avec du cash tout frais repart avec la gratte. Les contraintes de programmation sont telles qu'elles obligent de fait à faire une très grande partie de son chiffre d'affaire avec Gibson, transformant le magasin en showroom de la marque puisque le stock imposé est tel qu'il empêche de se lancer en profondeur dans d'autres marques. Et je ne vous parle pas des conditions pour aller choisir ses guitares dans les stocks hollandais, là on a un minimum de commande en plus de la programmation pour justifier du dérangement, sachant qu'ils ne paient même pas l'hôtel ! De mémoire la commande exigée était de 40 000 euros.

C'est bien beau tout ça, mais quel avenir pour la marque ? Il est très peu probable que Gibson disparaisse. La marque a un tel poids historique et une telle aura qu'il y aura forcément quelqu'un pour la racheter et la relancer. Ce qui est sûr, c'est que l'ambiance actuelle ressemble à la fin de l'ère Juszkiewicz, ce qui est loin d'être une mauvaise chose. Deux possibilités : soit la marque est rachetée par un groupe énorme qui garde cette logique et monte un coup marketing sans âme qui ne durera pas, soit Gibson est reprise par une boîte à la gestion plus saine et à la logique à long terme, cette boîte place les bonnes personnes au contrôle qualité et on assiste à un nouvel âge d'or de la marque. On peut rêver non ?