« On se taillera des pipes plus tard »
C’était ta phrase pour balayer d’un revers toute tentative de compliment, ou même de remerciement à ton égard. Une phrase tirée de Pulp Fiction, film que tu ne citais pas autant que The Big Lebowski et les Démons de Jésus mais qui faisait partie de notre décor lexical au magasin.
Et pourtant ce soir, il est peut-être temps de se tailler des pipes.
De te dire à quel point tu as compté pour tant de guitaristes, de musiciens, de copains et copines qui aimaient cet univers que tu avais construit, cette juxtaposition de machiné à café, de cendrier rarement vide et de beaux instruments pour lesquels tu avais un vrai amour. Amour parfois contrarié, parfois feint, parfois de mauvaise foi, mais toujours ce regard passionné et expert à la fois pour tout ce qui pouvait venir de Fullerton dans les années 50 et 60. Mais aussi pour les moutons à cinq pattes dont personne n’avait compris à quel point ils étaient badass, comme les Mustang Bass Antigua.
Il serait injuste de dire que j’ai tout appris avec toi, tu te sentirais obligé de répliquer avec la citation évoquée plus haut. Disons simplement qu’au moment où j’ai poussé la porte du magasin en ce lundi 21 octobre 2002, missionné par Patrice Vigier pour interview Marty Friedman, j’avais beaucoup d’envies, une passion dévorante mais du haut de mes 19 ans je ne connaissais pas grand chose. Je n’avais pas encore Abbey Road en CD, coup de chance à l’époque tu en vendais au magasin et je me suis donc empressé de combler ce manque incommensurable. Tu as eu la gentillesse de ne pas te moquer, de présumer que je le rachetais après l’avoir perdu.
Quelques mois plus tard, je suis revenu avec mes parents pour échanger le combo 5150 de mon bac contre un stack Marshall JMP qui sera mon ampli principal pendant des années, le premier échange d’une bonne centaine d’arrangements improbables que nous aurons et qui me permettront d’assouvir mes délires guitaristiques.
Je suis revenu plusieurs fois par la suite, j’habitais un quartier de Saint-Germain-En-Laye bien éloigné du RER A donc je mettais à peu près 2h30 pour venir, mais ça valait toujours le coup. Guitare Village a tout de suite été un refuge pour moi, un endroit où j’allais me sentir bien quoi qu’il puisse se passer dehors. J’ai connu Manue, Oliv et Christo et j’ai eu la chance inouïe de les appeler mes collègues à partir de 2005, lorsque tu as accepté ma proposition de venir donner un coup de main trois jours par semaine en parallèle de mes études. Trois jours de Sciences Po, trois jours de Guitare Village, je n’aurais sans doute pas pu traverser les premiers sans les deuxièmes.
C’est grâce à toi que j’ai rencontré Elvis qui jouait avec son tribute à Led Zeppelin pour les dix ans du magasin, le début d’une longue aventure musicale qui a été la plus importante de mon parcours.
C’est avec toi que je suis pour la première fois allé au Musikmesse de Francfort, en voiture depuis Domont en écoutant des cassettes de Joni Mitchell. J’ai aussi connu le NAMM avec toi plusieurs fois : même si je n’y allais pas pour le magasin, j’étais toujours heureux de fausser compagnie à mes collègues pour aller acheter des disques chez Amoeba et manger des burgers chez Denny’s avec toi et Enzo.
Grâce à nos soirées à écouter des cds chez toi, j’ai découvert Tom Petty, Elvis Costello, Los Lobos ou Yes, autant d’artistes qui pourront paraître surprenants pour ceux qui ne voyaient en toi que l’ayatollah du rockabilly que tu voulais bien leur montrer. Je n’oublierai pas ce poster d’Alice Cooper dans ton salon, cette collection de crânes dont je ne savais pas si je devais la trouver cool ou creepy ou les deux à la fois, ce rire sardonique qui n’était jamais vraiment méchant, cette mosaïque murale dans le magasin (aujourd’hui repeinte) que tu avais pris le temps de m’expliquer en insistant sur Jonathan Livingstone Le Goéland et IF de Kipling… Je n’oublierai pas les sandwichs approximatifs du café l’Olivier, cette Jazzmaster repeinte en bleu qui m’a toujours parue bien plus sexy que toutes les Telecaster de ta collection, ce regard amusé quand tu me voyais flancher sur une guitare de plus alors que j’avais déjà mon Esquire (grâce à toi d’ailleurs, payée en cinq mois de retenue sur salaire).
J’ai même appris à parler avec toi. Je ne compte plus les expressions que je te dois, les mots que je t’ai empruntés, jusqu’à une certaine manière d’approcher les autres que tu m’as enseignée. Peut-être une manière d’être aimé avec sa bizarrerie plutôt que malgré elle, d’inviter les gens dans son univers pour leur faire partager ce qui nous est cher.
J’écris ces mots ce soir pour te remercier, mais aussi comme préambule à une question qui me hante depuis quelques jours : et maintenant, quoi ? On va devoir se passer de toi, continuer comme si c’était normal que tu ne sois plus là ? Et pourtant il le faudra. C’est monstrueux, sans doute impossible, mais il faudra garder le souvenir merveilleux que tu laisses à des centaines de personnes, et le garder en nous comme une chaleur. C’est dur aujourd’hui peut-être, demain ça sera vachement mieux.
Mes pensées vont évidemment à Manue, Ada, Zoé, Enzo et Nino, à Marine, Oliv’, Navid, Julien, Jay, Chris et Christo (ainsi qu’au « petit » nouveau que je n’ai pas encore assez croisé), ainsi qu’à tous les profs de l’école GV (surtout Narbé bien sûr), mais aussi à toute la famille étendue, autrement dit tous ceux qui ont un jour franchi la porte du magasin et qui s’y sont senti chez eux. Ils sont nombreux.
Merci Laurent.
Et du coup on se taillera effectivement des pipes plus tard.
C’était ta phrase pour balayer d’un revers toute tentative de compliment, ou même de remerciement à ton égard. Une phrase tirée de Pulp Fiction, film que tu ne citais pas autant que The Big Lebowski et les Démons de Jésus mais qui faisait partie de notre décor lexical au magasin.
Et pourtant ce soir, il est peut-être temps de se tailler des pipes.
De te dire à quel point tu as compté pour tant de guitaristes, de musiciens, de copains et copines qui aimaient cet univers que tu avais construit, cette juxtaposition de machiné à café, de cendrier rarement vide et de beaux instruments pour lesquels tu avais un vrai amour. Amour parfois contrarié, parfois feint, parfois de mauvaise foi, mais toujours ce regard passionné et expert à la fois pour tout ce qui pouvait venir de Fullerton dans les années 50 et 60. Mais aussi pour les moutons à cinq pattes dont personne n’avait compris à quel point ils étaient badass, comme les Mustang Bass Antigua.
Il serait injuste de dire que j’ai tout appris avec toi, tu te sentirais obligé de répliquer avec la citation évoquée plus haut. Disons simplement qu’au moment où j’ai poussé la porte du magasin en ce lundi 21 octobre 2002, missionné par Patrice Vigier pour interview Marty Friedman, j’avais beaucoup d’envies, une passion dévorante mais du haut de mes 19 ans je ne connaissais pas grand chose. Je n’avais pas encore Abbey Road en CD, coup de chance à l’époque tu en vendais au magasin et je me suis donc empressé de combler ce manque incommensurable. Tu as eu la gentillesse de ne pas te moquer, de présumer que je le rachetais après l’avoir perdu.
Quelques mois plus tard, je suis revenu avec mes parents pour échanger le combo 5150 de mon bac contre un stack Marshall JMP qui sera mon ampli principal pendant des années, le premier échange d’une bonne centaine d’arrangements improbables que nous aurons et qui me permettront d’assouvir mes délires guitaristiques.
Je suis revenu plusieurs fois par la suite, j’habitais un quartier de Saint-Germain-En-Laye bien éloigné du RER A donc je mettais à peu près 2h30 pour venir, mais ça valait toujours le coup. Guitare Village a tout de suite été un refuge pour moi, un endroit où j’allais me sentir bien quoi qu’il puisse se passer dehors. J’ai connu Manue, Oliv et Christo et j’ai eu la chance inouïe de les appeler mes collègues à partir de 2005, lorsque tu as accepté ma proposition de venir donner un coup de main trois jours par semaine en parallèle de mes études. Trois jours de Sciences Po, trois jours de Guitare Village, je n’aurais sans doute pas pu traverser les premiers sans les deuxièmes.
C’est grâce à toi que j’ai rencontré Elvis qui jouait avec son tribute à Led Zeppelin pour les dix ans du magasin, le début d’une longue aventure musicale qui a été la plus importante de mon parcours.
C’est avec toi que je suis pour la première fois allé au Musikmesse de Francfort, en voiture depuis Domont en écoutant des cassettes de Joni Mitchell. J’ai aussi connu le NAMM avec toi plusieurs fois : même si je n’y allais pas pour le magasin, j’étais toujours heureux de fausser compagnie à mes collègues pour aller acheter des disques chez Amoeba et manger des burgers chez Denny’s avec toi et Enzo.
Grâce à nos soirées à écouter des cds chez toi, j’ai découvert Tom Petty, Elvis Costello, Los Lobos ou Yes, autant d’artistes qui pourront paraître surprenants pour ceux qui ne voyaient en toi que l’ayatollah du rockabilly que tu voulais bien leur montrer. Je n’oublierai pas ce poster d’Alice Cooper dans ton salon, cette collection de crânes dont je ne savais pas si je devais la trouver cool ou creepy ou les deux à la fois, ce rire sardonique qui n’était jamais vraiment méchant, cette mosaïque murale dans le magasin (aujourd’hui repeinte) que tu avais pris le temps de m’expliquer en insistant sur Jonathan Livingstone Le Goéland et IF de Kipling… Je n’oublierai pas les sandwichs approximatifs du café l’Olivier, cette Jazzmaster repeinte en bleu qui m’a toujours parue bien plus sexy que toutes les Telecaster de ta collection, ce regard amusé quand tu me voyais flancher sur une guitare de plus alors que j’avais déjà mon Esquire (grâce à toi d’ailleurs, payée en cinq mois de retenue sur salaire).
J’ai même appris à parler avec toi. Je ne compte plus les expressions que je te dois, les mots que je t’ai empruntés, jusqu’à une certaine manière d’approcher les autres que tu m’as enseignée. Peut-être une manière d’être aimé avec sa bizarrerie plutôt que malgré elle, d’inviter les gens dans son univers pour leur faire partager ce qui nous est cher.
J’écris ces mots ce soir pour te remercier, mais aussi comme préambule à une question qui me hante depuis quelques jours : et maintenant, quoi ? On va devoir se passer de toi, continuer comme si c’était normal que tu ne sois plus là ? Et pourtant il le faudra. C’est monstrueux, sans doute impossible, mais il faudra garder le souvenir merveilleux que tu laisses à des centaines de personnes, et le garder en nous comme une chaleur. C’est dur aujourd’hui peut-être, demain ça sera vachement mieux.
Mes pensées vont évidemment à Manue, Ada, Zoé, Enzo et Nino, à Marine, Oliv’, Navid, Julien, Jay, Chris et Christo (ainsi qu’au « petit » nouveau que je n’ai pas encore assez croisé), ainsi qu’à tous les profs de l’école GV (surtout Narbé bien sûr), mais aussi à toute la famille étendue, autrement dit tous ceux qui ont un jour franchi la porte du magasin et qui s’y sont senti chez eux. Ils sont nombreux.
Merci Laurent.
Et du coup on se taillera effectivement des pipes plus tard.
Très touchant Julien. J’ai toujours la LP Studio des années 90 conseillée par lui et achetée dans son magasin de l’époque et aucun G.A.S ne me la fera revendre … R.I.P Laurent.
ReplyDelete🙏
ReplyDeleteUn homme-rock / une guitare-humaine / un savoir faire et une connaissance faisant éternellement partie du / au moins le mien mais je suis partageur / monde musical rock &compagnie de l’univers entier non mais Ô ! So long - courage / demain c’est bientôt et les larmes restent, elles sèchent mais c’est beau le sel sur la peau. Merci Julien , très beau texte.
ReplyDeletelet’s rock and breathe / berçons nous et respirons.
Je paraphrase : « Le soir il faut bon se retrouver avec les gens qu’on aime, évoquer celles et ceux qui sont partis et boire quelque chose de chaud. »
Il m’a vendu ma première strat et j’y suis retourné pour mon H&K et ma baffle 12 Orange merci Lolo RIP
ReplyDeleteJe n'ai vu Laurent "en vrai" qu'une fois mais j'ai pu lui dire combien j'avais ses analyses de guitare et sa bonne humeur en vidéo. Les quelques minutes à parler d'une superbe stat gaucher exposée dans une vitrine ont été merveilleuse, et reflétaient sa passion. Le genre de personne qui savent transmettre sans prétention, tout en sympathie. Merci à toi Julien de si bien parler de lui
ReplyDelete😭
ReplyDelete🕊️
ReplyDeleteMerci Julien pour ces mots touchants. J’ai eu la chance d’échanger avec Laurent à plusieurs reprises lors de mes achats et reventes de guitares chez GV. Un chic type très sûrement.
ReplyDeleteJe suis vraiment désolé d’apprendre ça. Je ne suis passé qu’une fois au shop mais suis la chaîne de guitare village depuis des années. Ça m’a fait quelque chose d’essayer une grotte dans la salle où tu faisais les démos.
ReplyDeleteBel hommage, touchant…😢
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